Une tribune de Laurent CARLE sur "Psychologie, éducation & enseignement spécialisé" le site de Daniel CALIN...

Les méthodes de syllabation, « un pas vers le futur » - Marche arrière, toute!

Dans une communauté, pour empêcher les pauvres d’accéder à leurs droits civiques et défendre leurs intérêts communs, il suffit de les déshumaniser en les empêchant d’apprendre à lire pendant les années de scolarité primaire. Un peuple illettré-connecté-chalandisé-téléréalisé peut se passer de démocratie, de droits, d’égalité et de fraternité. Depuis toujours, l’obstacle le plus efficace à la conquête de l’écrit est l’enseignement de la syllabation et du déchiffrage oralisé, « la voie indirecte ». Des conceptions didactiques héritées de l’Antiquité, répétées, enseignées, propagées, vulgarisées et vendues ont fini par devenir au XXIe siècle des vérités « avérées », d’apparence trompeusement scientifique, car en science, toute théorie est provisoire. Ce qui distingue les théories scientifiques des mythes, des religions, de l’idéologie, c’est qu’elles sont réfutables. Les sciences ne s’accommodent pas de dogmes. Sans possibilité d’examen critique, pas de pensée scientifique. Or, la démarche (apprentissage de règles et mécanismes de mise en phonies des graphies, d’un code de correspondance graphophonologique, préalables à la recherche de sens), préconisée par le ministre(1), conseillée par la « recherche », n’est pas discutable. C’est la force de l’idéologie d’expulser le doute. Après deux siècles d’alphabétisation, la sonorisation d’unités linguistiques élémentaires à l’aide d’un syllabaire est devenue vérité révélée, non questionnable. Pire, les méthodistes la présentent comme unique voie d’entrée dans l’écrit. Tout « apprentissage » sans manuel, sans « méthode », sans enseignant officiant est impensable et ne peut être pensé par quiconque dont le cerveau est occupé par l’idéologie dominante. C’est pourquoi les recherches en lecture portent sur la didactique seule, jamais sur les situations de lecture et les comportements de lecteur. En France, l’idée d’une possibilité d’appropriation active du savoir-lire par l’apprenant (sans leçon de « lecture ») et d’un accès direct au sens des mots sans détour par les oreilles (sans méthode) est forclose. Parce qu’elle place l’enfant au centre des apprentissages, trop relationnelle, pas assez scientifique, la pédagogie est excommuniée au nom de la logique de transmission verticale. L’éthique rationaliste impose au chercheur de laisser l’humain, dernier maillon de la chaine, en dehors de la situation d’observation ou d’expérimentation. Après démonstration d’un nécessaire détour par l’oral, la recherche en laboratoire, prescriptrice de bonne méthode, réintroduit l’élève humain, mais seulement en tant que récepteur passif de leçon magistrale conforme au programme. S’il s’avérait que le destinataire de la méthode scientifiquement validée se révélât peu réceptif à « la lecture » et aux leçons, la contribution médicale sur les troubles de la lecture prendrait le relais des sciences de la cognition, et le soin orthophonique, celui des leçons, avec une méthode alphabétique pure. Aujourd’hui toute pratique didactique non conforme à la liturgie, qui emprunterait la voie directe vers le sens ne peut être perçue autrement que comme une « méthode » d’oralisation « globale, donc inefficace », des mots. La confusion, savante ou profane, entre lire et syllaber a fait de l’écrit à l’école une simple transcription de l’oral. Tout lecteur, même enseignant, interrogé révèle, convaincu, le nom de « la méthode qui lui a appris à lire ». Des parents qui consultent pour un échec en lecture se plaignent de « cette maitresse qui fit échouer leur enfant en utilisant la globale », facteur de « dyslexie ». Les discours, profanes ou professionnels, scolaires ou médicaux, savants ou populaires, sur l’enseignement de la lecture et ses échecs baignent tous dans la théologie de l’oralité.

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